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Eve fonça à travers le Central. Elle emprunta les escalators plutôt que l’ascenseur pour éviter de se retrouver coincée avec des flics. Elle en avait déjà croisé suffisamment – uniformes, civils, officiers et huiles – pour savoir que la rumeur s’était répandue.
Lorsqu’elle pénétra dans la salle commune de sa brigade, tout mouvement, toute conversation cessèrent. Ce n’était pas le moment de se dérober.
— À 23 h 40 la nuit dernière, l’inspecteur Amaryllis Coltraine a été assassinée par un ou des inconnus. Tous les membres de cette division sont donc avertis, ou le seront, que les congés, prévus ou non, sont annulés jusqu’à la clôture de cette affaire. J’accorderai des heures supplémentaires à tous ceux qui seront sollicités pour mener cette enquête. En cas d’absence pour maladie ou autre difficulté d’ordre personnel, vous devrez vous adresser à moi, et vous avez intérêt à ce que le prétexte soit valable... Vous ne ferez aucune déclaration, officielle ou officieuse, aux médias sans m’en avoir informée au préalable. Considérez tous ce dossier comme faisant partie de vos enquêtes en cours. Désormais, elle est à nous.
Eve poursuivit jusqu’à son bureau et commença par commander un café à l’autochef. A peine s’emparait-elle d’une tasse fumante que l’inspecteur Baxter surgit derrière elle.
— Lieutenant.
— Soyez bref, Baxter.
— Je voulais vous dire que Trueheart et moi mettons le point final à une affaire qui devrait être résolue très vite. Si vous avez besoin de renfort, nous sommes à votre disposition. Laissez tomber les heures supplémentaires, Dallas. Nous sommes solidaires.
Elle n’en attendait pas moins de leur part, mais leur réaction la réjouit.
— Entendu. Je vais interroger son patron, son coéquipier et ses collègues d’Atlanta. Je vais avoir besoin de copies de toutes ses enquêtes abouties et en cours, de ses notes aussi. Et de regards neufs sur ces documents. Il me faudra les biographies de tous les habitants de son immeuble. De toutes les personnes qu’elle rencontrait quotidiennement. Ses voisins, l’épicier chez qui elle achetait ses légumes, le type qui lui livrait ses pizzas. Ses relations. Ses amis. Je veux la connaître dedans comme dehors.
— Morris...
— Je retournerai le voir, mais il a besoin d’un peu de temps pour se ressaisir. Ne vous inquiétez pas, Baxter, j’aurai largement de quoi vous occuper, Trueheart et vous.
— D’accord. Je... euh... je l’ai draguée, il y a quelques mois.
— Baxter, vous draguez tout ce qui porte une jupe.
Il ébaucha un sourire, touché par cette tentative de plaisanterie.
— Que voulez-vous que je dise ? Les femmes sont merveilleuses. Elle ne m’a pas repoussé, vous savez. Mais elle était folle de Morris. Nous sommes tous prêts à vous aider parce qu’elle était flic. Mais nous courrons encore plus vite et sauterons encore plus haut pour Morris. Je tenais à vous le dire.
— Avertissez-moi dès que vous serez libre.
— Oui, lieutenant.
Elle posa sa tasse sur son bureau et constata qu’elle avait reçu plusieurs appels. Des journalistes, sans doute. Elle les enverrait au service de relations publiques.
Elle écouta les messages, les tria, en ignora certains, en sauvegarda d’autres. Puis elle réécouta celui de Whitney, son commandant, qui lui ordonnait, par la bouche de son assistante, de se présenter au rapport dès son arrivée. Elle se leva et traversa la salle commune en sens inverse.
— Peabody, contactez le lieutenant de Coltraine et convenez avec lui d’un rendez-vous dans les plus brefs délais. Priez-le d’organiser une rencontre avec son ou ses partenaires. Je suis chez Whitney.
Dommage qu’elle n’ait pas eu davantage de temps, songea-t-elle en suivant le labyrinthe de couloirs qui menait au domaine du patron. Le temps de rassembler ses pensées, d’installer son tableau de meurtre, de peaufiner ses notes, de fouiller dans l’existence d’un flic mort. Mais quand Whitney appuyait sur la sonnette, mieux valait répondre.
Il ne la fit pas patienter. Dès qu’elle franchit le seuil, la secrétaire la propulsa dans le saint des saints.
Il se leva, grand et imposant, parfaitement à l’aise et sûr de son autorité. Elle lui appartenait, se disait toujours Eve, parce qu’il l’avait « gagnée », étape par étape.
— Lieutenant.
— Commandant.
Il ne l’invita pas à s’asseoir. Ils resteraient debout. Il l’étudia un moment, l’expression grave, le regard froid.
— Rapport.
Elle lui exposa les faits en quelques mots, sans tourner autour du pot, tout en posant un disque sur son bureau.
— Je dois rencontrer son lieutenant, son coéquipier, quiconque pourrait me fournir de nouveaux éléments ou des détails.
— Morris a un alibi ?
— Oui, commandant. Il travaillait. Il y a des témoins ainsi que les vidéos de sécurité pour le confirmer. Inutile de perdre du temps là-dessus. Il n’y est pour rien.
— Tant mieux. Parfait. Votre avis, Dallas ?
— Elle était chez elle. Soit elle a reçu un appel sur son communicateur portable, soit elle avait organisé un rendez-vous au préalable – personnel ou officiel, impossible de le préciser pour l’instant. Son coffre à revolvers était ouvert et vide. Il est de taille à contenir une arme de service et un calibre plus petit ainsi que les deux harnais.
— Elle était donc armée en quittant son appartement.
— Oui, commandant. Je penche plutôt pour une rencontre professionnelle. Mais je la connais mal. J’ignore quel genre de flic elle était.
— Poursuivez, murmura-t-il en hochant la tête.
— Elle est sortie après 23 h 18, heure à laquelle elle a mis son chaton droïde en mode sommeil. Elle a branché son système de sécurité et pris l’escalier. D’après ses voisins, c’était son habitude. Son agresseur était embusqué dans l’escalier. Tir à bout portant, elle a heurté le mur. Il l’a ensuite transportée au sous-sol où il a dû lui administrer un stimulant non encore déterminé pour la ranimer. À 23 h 40, on a pointé une arme, vraisemblablement la sienne, sur sa gorge. La DDE vérifie les disques de sécurité. Nous savons que la caméra de la porte de derrière était bloquée. Il est entré par là, et d’après mon examen, la serrure était intacte. Soit il était en possession d’une carte-clé ou d’un code, soit il est très, très malin. Il était au courant de ses habitudes et savait qu’elle descendrait à pied. Il l’a appelée et elle est allée le rejoindre. C’est mon scénario. Coltraine connaissait son meurtrier.
— Pour l’heure, tous les médias devront être dirigés vers le service de relations publiques. De toute façon, la mort d’un seul flic ne suscitera guère d’intérêt. S’il y a du changement, je vous préviendrai. Vous êtes libre d’utiliser autant d’hommes que vous le jugerez nécessaire. Là encore, en cas de changement, vous serez alertée. Cette affaire doit être traitée en priorité. Je veux des copies de tous les rapports au fur et à mesure de leur arrivée.
— Bien, commandant.
— Je parlerai à la famille sous peu. Je suppose qu’ils voudront que les funérailles aient lieu à Atlanta. Cependant, nous allons organiser ici une cérémonie en son hommage. Je vous tiendrai au courant.
— Je veillerai à transmettre l’information à ma division.
— Je vous ai retenue assez longtemps. Avant que vous ne partiez, toutefois, j’ai une question d’ordre personnel à vous poser. Morris a-t-il tout ce dont il a besoin ?
— Si seulement je pouvais vous répondre. Je ne sais pas comment l’aider. Je crois qu’ils s’aimaient vraiment.
Whitney hocha la tête.
— Nous ferons ce qu’il faut, et trouverons les réponses.
Eve regagna son bureau et s’y enferma pour travailler en paix.
— Dallas ?
— Les résultats des analyses arrivent déjà, annonça Eve tandis que Peabody entrait dans la pièce. Et je n’ai eu à menacer personne. Pas seulement parce que c’était l’une des nôtres mais parce qu’elle était l’amie de Morris. On lui a injecté un stimulant pour la ranimer : elle était donc lucide mais paralysée, incapable de se défendre. Aucune trace sur elle. Aucune empreinte sur la porte de derrière. Rien. Ses organes internes ont été sérieusement endommagés par un coup tiré à bout portant. Si elle avait survécu, elle serait en mauvais état. Il n’a pas pris de risques, s’est montré prudent. Il s’y connaissait suffisamment pour savoir comment la neutraliser sans la tuer d’emblée.
— J’ai discuté avec les officiers d’Atlanta. J’ai demandé l’assistance d’un psychologue pour ses parents et son frère.
— Parfait.
— Son lieutenant est à notre disposition. Ils n’ont pas de partenaire attitré, elle a donc travaillé avec tous les membres de l’unité.
— Nous les interrogerons tous. Allons-y !
Peabody jeta un coup d’œil au tableau de meurtre et à la photo d’identité de Coltraine.
— Elle était vraiment belle.
Elle pivota sur ses talons et suivit Eve.
— J’ai lancé des recherches sur les autres locataires, reprit-elle, et Jenkinson s’est proposé pour nous donner un coup de main là-dessus. J’ai eu la DDE. McNab m’assure qu’ils maîtrisent la situation. Ils ont déjà récupéré le matériel électronique de Coltraine... Il paraît qu’elle sauvegardait tous les messages de Morris. Rigolos, romantiques, sexy...
Peabody poussa un soupir.
— Et d’autres provenant de ses parents, de son frère, de ses amis d’Atlanta. Tous classés par dossiers. Elle avait aussi conservé des documents de travail. McNab est dessus. Morris l’a appelée à 20 heures. Ils ont bavardé un moment pendant que lui s’offrait une pause casse-croûte. Rien d’autre sur son ordinateur personnel pour la journée d’hier. Elle avait effectué son service de 8 à 16 heures.
— Quand a-t-elle commandé les plats asiatiques ? Les a-t-elle achetés chez un traiteur ou fait livrer ?
— Les plats asiatiques ?
— Les restes dans son frigo. En pénétrant chez elle, elle portait une mallette et un grand sac en papier. Quand a-t-elle passé sa commande ? S’est-elle arrêtée en chemin pour la récupérer, l’a-t-elle rapportée du boulot ? Commencez à recenser les traiteurs et les boutiques de restauration qui livrent à domicile autour de chez elle.
— D’accord.
— Selon le rapport du médecin légiste, elle a mangé vers 19 h 30, bu un verre de vin. Elle a mis en marche sa benne de recyclage, il ne restait donc pas grand-chose pour le labo. Tâchons de savoir si elle a dîné seule. Nous allons reconstituer son emploi du temps pas à pas, depuis l’instant où elle s’est levée hier matin.
— Avez-vous demandé à Morris s’ils étaient ensemble la veille de sa mort ?
— Non. Merde ! J’aurais dû. Nom de nom !
Elle s’immobilisa au beau milieu du parking, sortit son communicateur.
— Laissez-moi respirer, Peabody, souffla-t-elle en composant le numéro de Morris.
Son répondeur se déclencha, comme elle s’y attendait.
— Morris, c’est Dallas. Je suis désolée de vous déranger. J’essaie d’établir une chronologie des événements pour la journée d’hier. Quand vous aurez un moment, pourrez-vous me préciser si l’inspecteur Coltraine et vous étiez ensemble hier matin. Ce serait...
Le visage de Morris apparut à l’écran. Son regard était vide.
— Oui. Elle avait dormi chez moi la veille. Nous avions dîné au bistro du coin, Chez Jaq. Aux alentours de 20 heures, il me semble. Nous sommes revenus ici.
Elle est partie hier matin vers 7 heures. Un peu après. Elle travaillait de 8 à 16 heures.
— Parfait. Merci.
— Je lui ai parlé à deux reprises hier. Elle m’a appelé dans l’après-midi, et je l’ai rappelée dans la soirée pendant que je dînais. Elle allait bien. Je suis incapable de me souvenir de nos dernières paroles. J’ai essayé. En vain.
— Cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est tout ce que vous vous êtes dit pendant tous ces mois. Je peux passer plus tard, si vous...
— Non, merci. Je préfère être seul.
Eve fourra l’appareil dans sa poche.
— C’est bien, ce que vous lui avez répondu, observa Peabody. À propos de tout ce qu’ils se sont dit.
— Je ne sais pas. Pour l’heure, je fonctionne à l’instinct.
Summum de la laideur post-Guerres Urbaines, le commissariat de Coltraine se dressait entre une épicerie coréenne et une charcuterie juive. Le cube en béton était sans doute assez solide pour supporter le poids des bombes, mais il ne remporterait jamais un prix de beauté.
À l’intérieur, ça sentait le flic : mauvais café, sueur, amidon et savon bon marché. Les uniformes allaient et venaient tandis que les civils franchissaient les barrières de sécurité. Eve présenta son insigne au scanner, qui contrôla ses empreintes ainsi que celles de Peabody avant qu’on les laisse entrer.
Elle fonça vers le bureau du sergent et brandit son insigne. Le regard féroce, le visage fripé, il était de ces vétérans qui doivent avaler un bon bol de griffes au petit-déjeuner.
— Lieutenant Dallas et inspecteur Peabody du Central. Nous avons rendez-vous avec le lieutenant Delong.
— C’est vous qui menez l’enquête ? dit-il sans plus de précisions.
— Exact.
— La 18e brigade est au premier. L’escalier est par ici, l’ascenseur par là. Vous avez du nouveau ?
— Pas encore. Y a-t-il des absents qui seraient venus voir l’inspecteur Coltraine ces derniers jours ?
— Pas que je sache. Si vous voulez parcourir mon registre, pas de problème.
— Merci, sergent.
— Je ne sais pas quel genre de flic elle était, mais elle n’est jamais passée devant ce bureau sans me saluer. Ça en dit long sur une personne, qu’elle prenne la peine de vous dire bonjour tous les matins.
— En effet.
Il les suivit des yeux tandis qu’elles empruntaient l’escalier. La salle commune était relativement petite, et nettement plus silencieuse que celle d’Eve au Central. Six bureaux encombraient la pièce, dont quatre étaient occupés. Deux officiers se concentraient sur l’écran de leur ordinateur, deux autres étaient en communication. À l’entrée, un fonctionnaire était assis derrière un étroit comptoir. Ses yeux étaient gonflés, ses joues maculées de taches rouges, conséquence d’une crise de larmes récente. Il paraissait terriblement jeune.
— Lieutenant Dallas et inspecteur Peabody pour le lieutenant Delong.
— Oui. Nous... Il vous attend.
De nouveau, Eve sentit tous les regards sur elle. Elle les soutint l’un après l’autre alors que les hommes cessaient toute activité. En plus de la colère, du ressentiment et chagrin, elle lut sur leurs visages qu’ils la jaugeaient : « Serez-vous à la hauteur ? »
À travers une paroi de verre, elle vit Delong se lever pour les rejoindre.
Âgé d’environ quarante-cinq ans, il était plutôt petit, les épaules larges. Il portait un costume gris foncé, une chemise blanche et une cravate anthracite. Ses cheveux noirs ondulaient autour de son visage mince aux traits tirés.
— Lieutenant, inspecteur, les salua-t-il en leur serrant la main. Par ici, je vous prie.
Delong ferma la porte derrière eux.
— Pour commencer, sachez que vous aurez notre entière coopération. Nous sommes à votre disposition.
— Merci.
— J’ai déjà copié les dossiers de l’inspecteur Coltraine et autorisé la DDE à emporter son matériel électronique. Je vous ai aussi préparé des copies de son dossier personnel et de mes évaluations.
Il ramassa une pochette, et la tendit à Peabody qui la rangea dans sa mallette.
— Vous pouvez vous installer ici ou dans un box pour interroger mes hommes. Vous pouvez aussi utiliser la salle de conférences à l’étage supérieur si cela vous convient mieux.
— Je ne veux ni vous chasser, ni mettre vos hommes mal à l’aise. La salle de conférences sera parfaite. Toutes mes condoléances, lieutenant. Je sais combien il est dur de perdre un flic sous ses ordres.
— Ça l’aurait déjà été si elle était tombée en service. Mais là... Pouvez-vous m’en dire davantage ?
— Nous pensons qu’on lui a tendu un piège dans la cage d’escalier de son immeuble, puis transportée au sous-sol. Nous n’avons pas retrouvé son arme, qui pourrait être celle du crime. Sur quelle affaire travaillait-elle ?
— Un cambriolage à Chinatown. Un vol avec effraction dans un magasin d’électronique : deux caisses de portables et plusieurs ordinateurs... Un car-jacking avec braquage... Tout est là.
— A-t-elle évoqué des menaces à son encontre ?
— Non. Jamais. Je suis pour la politique de la porte ouverte. Nous sommes une petite équipe. En règle générale, s’il y a un problème, j’en entends parler.
— Qui était son partenaire ?
— Nous modifions les équipes au cas par cas. Elle aura travaillé avec tous les collègues à un moment ou à un autre. Le plus souvent, je la mettais avec Cleo. L’inspecteur Grady. Elles étaient sur la même longueur d’onde. Mais pour le vol avec effraction, elle bossait avec O’Brian.
— Comment s’entendait-elle avec ses collègues ?
— Elle n’a eu aucun mal à s’intégrer parmi nous. Au début, sa venue a provoqué quelques remous : elle débarquait du Sud, elle était belle. Mais elle a tenu bon et gagné le respect de tous.
— Quel genre de flic était-ce ?
Il poussa un petit soupir.
— Solide. Attentive aux détails. Organisée, le regard aiguisé. Elle s’acharnait sans jamais se plaindre. Ammy était un atout. Elle a résolu sa part d’enquêtes. Elle ne faisait pas de chiqué. On pouvait compter sur elle.
— Et sur le plan personnel ?
— Là encore, elle était discrète. Tout le monde était au courant de sa liaison avec Morris. Nous ne sommes que quatre : difficile de garder un secret. Elle était heureuse. Si elle avait des soucis, elle n’en a rien montré.
— Pourquoi l’a-t-on mutée chez vous ?
— Je lui ai posé la question. Elle m’a expliqué qu’elle avait l’impression de s’enraciner, qu’elle avait besoin de changement. Je regrette de ne pas pouvoir vous renseigner davantage. Je connais votre réputation, lieutenant. La vôtre aussi, inspecteur, ajouta-t-il à l’adresse de Peabody. J’aurais souhaité pouvoir traiter ce dossier, mais je sais qu’Ammy est entre de bonnes mains.
— Merci. Si vous voulez nous indiquer le chemin de la salle de conférences, nous allons nous y installer. Dans la mesure où sa coéquipière la plus régulière, l’inspecteur Grady, est disponible, nous commencerons par elle.
— Je vous y conduis.
La pièce contenait une immense table, de nombreuses chaises brinquebalantes, deux écrans muraux, un tableau blanc et un autochef d’un autre temps.
Peabody goûta le café et pâlit.
— Il est pire que le nôtre. Incroyable ! Je vais me chercher un soda au distributeur. Je vous en rapporte un ?
— Oui, merci.
En attendant, Eve pensa à Delong. Elle compatissait. Si Coltraine était tombée en service, sous ses ordres, il aurait éprouvé de la colère, du chagrin et de la culpabilité. Mais il saurait pourquoi elle était morte. Et qui l’avait tuée.
Elle disposa son magnétophone et son carnet de notes devant elle, puis sortit son mini-ordinateur pour lancer une recherche sur l’inspecteur Cleo Grady.
Trente-deux ans. Inspecteur de troisième échelon, huit ans de métier. Mutée de Jersey à New York. Jamais mariée, pas de concubin, pas d’enfants. Plusieurs récompenses et une poignée de tapes sur les doigts. Membre à sa demande de l’équipe de Delong depuis trois ans. Parents retraités en Floride. Pas de fratrie.
Eve leva les yeux comme on frappait sur le chambranle.
— Inspecteur Grady.
— Asseyez-vous, fit Eve.
La rage et le ressentiment se lisaient dans son regard, sur sa bouche pincée. Ses cheveux blonds, courts et lisses, révélaient les petites pierres bleues étincelantes à ses oreilles. Ses yeux d’un bleu profond, presque marine, demeurèrent rivés sur Eve tandis qu’elle pénétrait dans la pièce.
Elle devait mesurer environ un mètre soixante-cinq. À la fois musclée et dotée de courbes harmonieuses, elle portait un pantalon marron, un chemisier blanc et un mince blouson en daim. Comme Eve, elle préférait le harnais d’épaule.
— Le patron nous demande de coopérer, nous nous plierons donc à sa requête, déclara-t-elle d’une voix sèche. Mais cette enquête devrait nous revenir.
— S’il s’agissait de ma partenaire ou d’une personne de ma brigade, je réagirais sans doute comme vous. Toutefois, c’est nous qui menons cette investigation. Cet entretien sera enregistré, inspecteur.
Elle marqua une pause le temps que Peabody entre et ferme la porte derrière elle.
— J’ai pris de l’eau et des tubes de Pepsi, annonça-t-elle en posant les bouteilles sur la table.
Cleo refusa d’un signe de tête.
— Vous pourriez au moins me dire ce que vous avez.
— Votre lieutenant vous mettra au courant. Vous pouvez jouer les dures avec nous, inspecteur Grady, mais ce n’est pas le meilleur moyen d’aider l’inspecteur Coltraine.
— Si vous cherchez à salir sa réputation...
— Pourquoi ferions-nous une telle chose ? Nous ne sommes pas les Affaires internes. Nous sommes la Criminelle. Votre coéquipière a été assassinée, inspecteur. Alors épargnez-moi vos foutaises. Coltraine et vous travailliez souvent ensemble.
— Oui. Le patron pensait qu’on était complémentaires.
— Vous voyiez-vous en dehors du boulot ?
— Bien sûr. Pourquoi ne nous...
Elle se tut, leva la main, attrapa la bouteille d’eau qu’elle venait de refuser, enleva le capuchon et but goulûment.
— Pardonnez-moi, mais j’ai du mal. Ammy faisait partie de notre équipe et nous étions devenues amies. En consultant nos dossiers, vous constaterez à quel point notre collaboration était efficace. Au fil du temps, nous avions pris l’habitude de boire un verre ou de dîner ensemble après le service. Parfois toutes les deux, parfois avec les autres. Nous ne discutions pas toujours boutique. Nous abordions toutes sortes de sujets normaux : la mode, les problèmes de poids, les hommes.
— Vous étiez proches, commenta Peabody.
— Oui. Nous avions chacune notre vie, mais on s’entendait bien. Vous savez ce que c’est. Quand on bosse avec une autre femme, on peut avoir des conversations qu’on n’aurait jamais avec un homme.
— Vous a-t-elle parlé d’ex-amants, de petits amis, de types qui la draguaient ?
— Avant de quitter Atlanta, elle a fréquenté deux garçons. Le premier était flic, ils étaient surtout bons copains. Le second était avocat, mais elle n’était pas amoureuse et la relation s’est étiolée. Si elle a demandé sa mutation, c’est parce qu’elle avait l’impression de faire du surplace, de perdre son acuité professionnelle. Elle voulait du nouveau.
— Aucune relation sérieuse ? insista Eve en repensant à ce que Morris lui avait raconté.
Cleo marqua une hésitation.
— Elle a évoqué une ancienne liaison, assez intense. Mais ça n’a pas marché.
— Un nom ?
— Non. Je sais juste qu’elle a accusé le coup – sur le plan émotionnel. C’est à la suite de cette rupture qu’elle a vécu cette aventure avec l’avocat. Mais elle voulait recommencer de zéro, ailleurs... Elle a rencontré ce médecin légiste peu après son arrivée. D’après Ammy, il y a eu une étincelle immédiatement. Mais ils ont pris leur temps. Ils n’ont pas couché ensemble tout de suite... Quand ils se sont enfin décidés... elle s’est confiée à moi. Elle était folle de lui, et réciproquement. J’ai passé plusieurs soirées avec eux. Ça crépitait vraiment entre eux. Elle ne voyait personne d’autre.
— Elle n’a jamais fait allusion à des harcèlements, sur le plan privé ?
— Non.
— Acceptait-elle les rendez-vous en solo ? Avec des indics ou des suspects ?
— Avec des indics, parfois. Mais elle était parmi nous depuis moins d’un an. Elle n’avait pas beaucoup d’informateurs.
— Les noms ?
Cleo se redressa. Les flics détestent dévoiler leurs sources.
— Elle s’adressait le plus souvent à un type qui gère une boutique de prêts sur gages sur Spring Street. Stu Bollimer, originaire de l’État de Georgie : elle lui a fait son numéro de Belle du Sud pour l’amadouer.
— Vous l’utilisiez de votre côté ?
— Je sais qu’elle lui avait parlé de notre enquête sur le cambriolage à Chinatown. Il avait promis de tendre l’oreille.
— Savez-vous si quelqu’un avait une dent contre elle ?
— Quand on serre des voyous, ils vous en veulent. Rien de spécial ne me vient à l’esprit. J’y réfléchis sans arrêt depuis que j’ai appris la nouvelle. Nous sommes une petite brigade. Elle aimait bien s’occuper des dossiers simples : le papy et la mamie détroussés dans leur épicerie, le gosse qu’on bouscule pour lui tirer son airboard. En fait, elle rêvait de se marier, de fonder une famille et de devenir mère professionnelle. Ne vous méprenez pas, elle aimait son métier et elle le faisait bien. Mais elle espérait, surtout depuis Morris, qu’un jour...
— Merci, inspecteur. Je vous serais reconnaissante de m’envoyer l’inspecteur O’Brian. S’il n’est pas disponible, votre lieutenant peut faire monter qui il veut.
— O’Brian est à son bureau. Je vous l’envoie, fit Cleo en se levant. Si vous manquez de main-d’œuvre, j’espère que vous ferez appel à nous. Il y a des flics ailleurs qu’au Central.
— Je m’en souviendrai. Merci, inspecteur.
Dès que Cleo fut sortie, Eve s’adossa à sa chaise.
— Elle n’a donc pas compris ? Elle est aveugle ?
— Quoi ? Que ses collègues et elle sont tous suspects ? Je suppose qu’on ne soupçonne jamais d’emblée les membres de sa propre famille.
— Les civils, non. Les flics, si. C’est le b a.-ba.
Eve prit quelques notes avant de parcourir ses données sur O’Brian.
— Le suivant est en service depuis vingt-trois ans. Nommé au premier échelon il y a cinq ans. Affecté ici depuis douze ans. Marié pour la deuxième fois il y a quinze ans. Pas d’enfants du mariage numéro un, deux du mariage numéro deux. Plusieurs récompenses et deux citations pour bravoure. Avant son transfert ici, il était à la Criminelle.
Eve ouvrit son tube de Pepsi, s’octroya une bonne dose de caféine.
— Il est ici depuis plus longtemps que son lieutenant.
— Les types comme lui deviennent souvent la pierre de touche de l’équipe. Celui que les collègues consultent quand ils rechignent à solliciter les huiles.
— Nous en avons pour un bon moment. Vérifiez s’il y a du nouveau qu’on pourrait utiliser ici, voulez-vous ?
Costaud, la mâchoire carrée, le regard perçant, O’Brian fit son entrée alors que Peabody s’installait au bout de la table.
— Lieutenant. Inspecteur.
— Inspecteur O’Brian. Nous nous partageons les tâches afin de perdre le moins de temps possible. Nous discuterons pendant que ma partenaire établit quelques contacts.
— Bien, répondit-il en s’asseyant. Allons droit au but, dans ce cas. L’inspecteur Coltraine était un bon flic, solide. Fiable. À l’affût des moindres détails. Au début, j’ai eu des doutes à son sujet. J’avais des préjugés sous prétexte qu’elle était belle. Très vite, j’ai décelé la femme qu’elle était réellement. Elle savait s’intégrer dans une équipe, se tenir sur le terrain et vis-à-vis des collègues. Si elle a été assassinée dans la cage d’escalier de son immeuble, ce n’était pas par un inconnu.
— Comment êtes-vous au courant ?
Soutenant le regard d’Eve, il répondit :
— J’ai des relations. Je m’en suis servi. Je n’ai pas partagé mes découvertes avec les autres. C’est au patron de décider de ce qu’ils doivent savoir ou pas. Mais je vous l’affirme : si elle a quitté son appartement hier soir avec ses deux armes, c’est qu’elle était sur un coup. Elle est tombée en service, et j’ai la ferme intention d’exiger qu’elle reçoive les honneurs qui lui sont dus.
— Qui a pu pénétrer dans le bâtiment ?
— Aucune idée. Ici, nous traitons des affaires pépères. Pas de quoi inciter quelqu’un à descendre un flic. Nous étions sur un vol par effraction dans un magasin d’appareils électroniques. Commis par l’un des employés, sans aucun doute. Nous l’aurions coincé avant midi aujourd’hui. J’ai l’intention de l’inculper d’ici ce soir. Un imbécile, un bon à rien, mais pas un tueur de flics. Je sais que Delong vous a confié le dossier. Vous pourrez le constater par vous-même.
— A-t-elle pu, à force de se concentrer sur les détails, tomber sur un gros morceau ?
— Si c’est le cas elle ne m’en a rien dit. Nous entretenions de bonnes relations, enchaîna-t-il d’une voix éraillée, en fixant la table. Elle est venue dîner chez moi à plusieurs reprises. Ma femme l’appréciait énormément. Comme nous tous. C’était peut-être Morris.
— Pardon ?
— Une affaire sur laquelle il bossait ou avait bossé. Quelqu’un qui voulait se venger de lui. Ammy aimait cet homme. Ça crevait les yeux. Ils étaient fous l’un de l’autre. Je ne sais pas. Je m’interroge. Je ne vois pas de lien entre ses enquêtes et sa mort.
— Cela vous ennuierait de me dire pourquoi vous avez quitté la Criminelle ?
Il haussa les épaules.
— Ce boulot m’a coûté mon premier mariage. J’ai eu une autre chance. Je me suis marié, j’ai eu un enfant. Une petite fille. Je me suis dit que je ne voulais plus prendre de risques. Je me sens bien ici. Nous formons une équipe soudée, nous avons largement de quoi nous occuper. Mais je suis rarement dérangé en pleine nuit, et je peux dîner presque tous les soirs avec ma famille. Inutile de me poser la question : j’étais à la maison hier soir. Mon aînée – elle a quatorze ans -avait invité une amie, soi-disant pour réviser. Tu parles ! murmura-t-il avec un sourire. À minuit, j’ai dû les sermonner parce qu’elles gloussaient comme deux idiotes au lieu de dormir.
— L’inspecteur Grady a mentionné un indic. Stu Bollimer.
— En effet. Ce type est un cafteur-né. Je l’imagine mal lui tendre un piège pareil. Il n’a pas l’envergure.
— Bien. Merci, inspecteur.
— Vous tiendrez le patron au courant ?
— C’est mon intention.
— C’est un bon chef, dit-il en repoussant sa chaise. Si Coltraine avait eu un souci, elle se serait adressée à lui, ou à moi.
— Comment qualifieriez-vous son instinct ?
Pour la première fois, il eut une hésitation.
— Moins aiguisé qu’il aurait pu l’être. Elle avançait à tâtons. Comme je vous l’ai expliqué, elle était minutieuse et savait mettre les gens à l’aise, les témoins comme les victimes. Mais je ne dirais pas qu’elle avait du flair, j’imagine. La tête, oui, mais peut-être pas le flair. Elle n’en était pas moins un bon flic.
— Sans doute. Nous ferons de notre mieux, inspecteur O’Brian. Qui devrions-nous voir maintenant ?
— Pourquoi pas Newman ? Il est effondré, il ne fichera rien de la journée.
— Vous me l’envoyez ?
Peabody attendit qu’O’Brian soit sorti.
— La pierre de touche, répéta-t-elle. C’est lui qui morfle le plus. Le patron est le patron, mais lui, c’est le leader de l’équipe.
— Elle n’avait pas le flair d’un flic. Il n’osait pas le dire par respect. Mais il savait que cela pouvait nous aider dans notre enquête. Elle n’avait pas l’instinct. Elle a reçu l’appel, elle a foncé sans réfléchir. C’était une embuscade, une action planifiée, mais elle n’a rien vu venir. Détail important.
Eve s’attela à la lecture de la fiche de l’inspecteur Josh Newman.